Rivages Culturels : Éric, le Griffisme™ c’est un style ? Une technique ? Un mouvement artistique au même titre que le Cubisme, le Surréalisme, le Fauvisme, etc.. ?
Éric Dubarry : Ce nom, Griffisme™ est représentatif de ma technique qui consiste notamment à griffer la peinture humide… Mais aussi le travail que j’effectue, sur l’épaisseur minimaliste de la peinture, sur la réaction des couleurs lorsque je les combine dans un même geste, recherchant la lumière et la profondeur, tout ceci est partie prenante du Griffisme™. C’est un ensemble, c’est mon identité artistique. Pour répondre à votre question, c’est un style qui peut devenir un mouvement.
R.C. : Mais pourquoi créer un nouveau style ? il en existe déjà beaucoup, en France et dans le monde.
É.D. : Certes, beaucoup de mouvements et de styles sont déjà identifiés, souvent associés à des maîtres comme Pablo Picasso, Piet Mondrian, Claude Monet, Wassily Kandinsky, Jackson Pollock et tant d’autres.
Tous furent des génies de l’art et en aucun cas je n’ai la prétention de me comparer à eux. Néanmoins, dans la grande famille de l’art abstrait, je n’ai trouvé nulle part une identification probante correspondant à mon travail… Bien sûr ma peinture trouve toute sa place dans l’abstraction lyrique. Le mouvement omniprésent, gravé dans la toile, la gestion des couleurs, tout se rapporte au lyrisme abstrait propice à l’expression émotionnelle. Une totale liberté créative et des gestes spontanés, une forme d’art qui transcende les contraintes formelles pour capturer les émotions brutes, voilà où se situe ma créativité.
Mais l’éventail de l’abstrait lyrique est vaste. J’ai voulu resserrer cette multitude stylistique afin d’identifier mon propre style, ma technique. Pour cela j’ai dû lui donner un nom.
R.C. : Vous mentionnez la nature comme source d’inspiration. Pourriez-vous nous expliquer comment cela se traduit dans l’ambiance générale de vos peintures.
É.D. : En fait je ne perçois pas la nature comme une image (les arbres, le vent, la mer, etc.), mais comme une sensation, un ressenti. C’est une vibration, multiple et grandissante. Elle est là, en moi et elle crée une atmosphère qui me conditionne, elle remplit mon être. J’accumule inconsciemment ces vibrations, un peu comme le faisait Joan Mitchell avec laquelle je partage une forme de « captation et de mémoire des émotions ».
Puis vient le moment de restituer ce qui est en moi. Alors, mes mains saisissent les tubes de couleurs instinctivement, sans réflexion, comme une évidence. Mes gestes sont conditionnés par cette atmosphère et par la musique dans mes oreilles. La seule conscience qui subsiste me permet de veiller à un certain équilibre des couleurs et des mouvements, une forme de résonnance, d’harmonie. Je ne sais pas quels gestes je vais faire, ce que sera le tableau que je suis en train de réaliser, seule la spontanéité est à l’œuvre.
R.C. : Votre technique, le Griffisme™, apporte une singularité au monde de la peinture abstraite. Quelle est la genèse de cette technique ?
É.D. : J’ai cherché à exprimer ma sensibilité et surtout mon ressenti en gravant le geste dans la peinture. La trace est primordiale, elle immortalise l’émotion du moment.
Comme je n’aime pas les amalgames de matière, l’aspect empesé, je cherche à marquer avec finesse mes œuvres en maniant mes outils comme un archet sur les cordes d’un violon. J’aime apporter une forme de légèreté à mon travail.
La technique ne fait pas tout. J’ai besoin pour peindre de laisser mon esprit s’envoler au-delà de toute réalité, libérant sans contrainte les émotions et les sensations qui vivent en moi au moment où je peins.
Il découle de ce processus créatif un univers organique et foisonnant, une écriture musicale. Le monde que dépeignent mes toiles est imaginaire, lyrique, hypnotique, vivant…
R.C. : Bien qu’il s’inspire des éléments, votre travail évite nettement la représentation directe. Comment parvenez- vous à maintenir votre voix sans l’influence des grands maîtres ?
É.D. : Pour moi la représentation figurative « présente » au public la vision de l’artiste. L’absence de représentation directe « propose » à chacun la vision de ce qu’il ressent, à travers le filtre de ses propres émotions.
Et puis ma peinture est gestuelle, physique… Elle pourrait se placer entre calligraphie et chorégraphie. Elle est faite pour mettre à nu les émotions et non pour focaliser l’attention sur un sujet identifiable.
Je suis admiratif des grands maîtres, ces précurseurs de talent qui n’ont pas craint de bousculer les usages, les convenances. Pour autant, je me suis toujours gardé de trop les approcher. En effet, à force d’admirer les œuvres d’un maître on finit, même inconsciemment, par en distiller le style dans notre propre travail.
Pour ma part, je tente de laisser vierge mon esprit artistique, afin d’en extraire l’essence avec la plus grande sincérité, dénué de toute influence.
R.C. : Vos peintures sont décrites comme intenses et chargées d’émotions. Quels sont les processus qui vous permettent de canaliser des émotions aussi profondes dans vos œuvres ?
É.D. : Lorsque le besoin de peindre survient, c’est le signe que j’ai suffisamment accumulé, emmagasiné d’émotions,
de sensations…
Alors je me laisse guider. J’abandonne tout lien avec le réel, le quotidien, j’oublie tout formalisme et seule la musique envahit mon esprit et m’aide à m’élever au- dessus de la conscience. C’est comme si je me détachais de moi-même… C’est là la clé pour laisser mes émotions les plus profondes s’exprimer sur la toile.
Le fait de griffer la peinture, de révéler les couleurs, de marquer la matière de mon empreinte, de laisser s’exprimer le mouvement sans contrainte, résulte d’une grande liberté. C’est ce qui est vital à mon processus créatif.
R.C. : L’art est une conversation sans paroles. Comment envisagez-vous la conversation que chacune de vos œuvres engage avec son public ? Y a-t-il une réponse que vous cherchez à obtenir ?
É.D. : Comme nous l’évoquions précédemment, il y a dans ma pratique une part prépondérante d’instinct, de spontanéité. Il ne peut donc y avoir de ma part un message construit et des réponses attendues.
Lorsque je présente une de mes œuvres à un visiteur, il devient évident que le tableau lui suggère des éléments, qu’il reçoit, assimile et reconnait en fonction de sa propre sensibilité. Plus le spectateur se familiarise avec la toile, plus il rentre à l’intérieur, plus la toile lui offre de choses et suscite en lui des émotions. C’est fascinant d’être témoin de cet échange. C’est du vivant. La matière inerte et colorée se met à agir sur le subconscient du spectateur qui perçoit et accepte ce langage.
Je pense que mes œuvres invitent à un voyage à la fois introspectif et imaginaire.
R.C. : Avec de nombreuses récompenses et un style distinctif, quelles sont vos aspirations pour l’avenir ?
É.D. : Qui sait ce que l’avenir nous réserve. Le Griffisme™ est un vaste terrain fertile, propice à une forme d’expression à la fois spontanée, sincère, émotionnelle, et lyrique. J’aurais plaisir à partager cette technique avec d’autres artistes.
Dans un monde idéal, j’aimerais que ma notoriété continue à progresser, que vienne le jour où j’aurai ma place dans de prestigieux musées, que mes œuvres traversent le temps, que mon style perdure et que tout cela me survive…
Mais dans l’immédiat, mon art nourrit mon âme, que demander de mieux.
Interview : Catherine Poulain